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LE PIGEON BLEU
12 octobre 2008

HOMMAGE AU POETE ASSASSINE

senac

Jean Sénac, le poète assassiné

Avec le Soleil assassiné, le cinéaste Abdelkrim Bahloul dit, en évoquant la figure du poète Jean Sénac incarné par Charles Berling, ce qu’est être algérien.

Grand prix du Festival de Bastia 2003, le Soleil assassiné, produit entre autres par les frères Dardenne et la télévision algérienne, montre la dégradation conjointe de la vie du poète Jean Sénac et de l’Algérie de Boumediene. Né en 1926, près d’Oran, Sénac, dont les ancêtres ont vécu en terre algérienne durant plusieurs générations, l’ami d’Emmanuel Roblès, d’Albert Camus et de René Char, animateur de radio, éditeur de revues littéraires, poète, est un fervent défenseur de la révolution algérienne. Publié chez Gallimard, il vit à Paris durant la guerre d’Algérie. Membre du FLN, il décide de rentrer à Alger au moment de l’Indépendance en 1962, où il est édité sous le nom de Yahia El Warhani, et devient conseiller du ministre de l’Éducation du gouvernement Ben Bella. Il lance une nouvelle émission de radio, " Poésie sur tous les fronts ", en langue française, une bouffée d’air frais, de la part de celui qui signait d’un soleil et pour qui la parole, le mot était un engagement de juste, pour toute une jeunesse qui aspire à la liberté. Mais après le coup d’État de Boumediene, prendre position en faveur des minorités, défendre la francophonie et afficher son homosexualité étaient contraires aux concepts d’État. Jean Sénac est tué en août 1973 dans la cave où il vit reclus. Le film de Bahloul est une oeuvre de maturité sur la renaissance, trente ans après sa mort, d’un artiste qu’un pouvoir autocrate a cru assassiner à jamais. Rencontre avec Abdelkrim Bahloul et Natalie Miel, la petite-fille de Jean Sénac, qui a reconstitué pour le film le décor de la cave où il vivait et a été tué.

Comment avez-vous connu Jean Sénac ?

Abdelkrim Bahloul : Je l’ai vu une fois. Il était au Blue Bar, à Alger, à l’époque où la ville était sublime, où on y était heureux, où tout semblait possible pour tous les Algériens. J’étais un de ses auditeurs, de ses admirateurs, de ses lecteurs. L’Anthologie de la jeune poésie algérienne, la première du genre, qu’il avait fait éditer, était mon livre de chevet. La jeunesse avait le sentiment d’appartenir à une jeune nation et avait un engouement pour tout. Pendant cent trente ans de colonisation française, les Arabes avaient été relégués dans leurs différences d’indigènes et de musulmans. En 1962, au moment de l’Indépendance, 97 % des Algériens étaient analphabètes. On était la première génération qui allait au lycée, à l’université dans une Algérie algérienne. On voulait dévorer le monde. La poésie faisait partie intégrante de ce désir.

En 1965, après le coup d’État de Boumediene, la pensée unique a été assénée insidieusement. On n’avait plus le droit à la parole. La devise de la République algérienne : " Démocratique et populaire par le peuple et pour le peuple " était devenue : " Tais-toi ". C’est dans cette atmosphère que Jean Sénac continuait à parler et à faire des spectacles poétiques. Ses émissions de radio, ses livres, ses articles apparaissaient comme un vent de liberté exceptionnel. La parole de Sénac était la nôtre, notre pensée. Elle était nous, elle était l’Algérie. Une Algérie profonde, celle de tous les Algériens qui après la guerre d’Indépendance voulaient la modernité, la liberté dont ils avaient pendant si longtemps été privés.

Quelle était l’" identité " de Jean Sénac ?

Abdelkrim Bahloul : C’était un Algérien à 100 %, d’origine européenne, parlant français, un peu l’arabe, et catholique. Être algérien ne veut pas dire obligatoirement être arabe et musulman. Malheureusement, c’est cette conception qui l’a emportée. Alors que la jeunesse aurait pu construire une Algérie moderne, une nouvelle bourgeoisie s’est installée à la tête d’un pays riche, bien décidée à le gérer lui et son peuple comme on gère un fonds de commerce. Avec la France, l’Union soviétique et les pays arabes. En plus de l’émigration ouvrière, des centaines de milliers de cadres algériens se sont exilés, alors que des emplois auraient pu être créés sur place. Le pouvoir était une autocratie sous le couvert d’être socialiste, donnant le choix au peuple de rester silencieux ou de partir. Voilà ce que l’on vivait alors qu’on avait 20 ans : la jeunesse était vidée de ses forces. À ce moment-là, Jean Sénac était parmi nous, vivant comme un soleil, parlant de modernité, de berbérité, de poésie, de culture, de démocratie. Avec subtilité. Tout a été tenté pour le détruire : lui supprimer son salaire, ce qui le privait de logement, puis lui enlever son émission de radio. Il a été clochardisé. Il disait : " Je suis algérien, on a fait ce pays ensemble, si vous voulez me tuer, tuez-moi, de ma mort renaîtra la vie. " J’ai fait le film pour ça. Pour la renaissance du poète. Que sa parole devienne notre hymne à l’égal de notre hymne national ! Pour que la jeunesse d’aujourd’hui se dise qu’il y a eu la guerre civile, des temps difficiles mais que des Algériens, partout dans le monde, peuvent renvoyer leur amour. 50 ans, c’est l’heure du bilan, du retour sur soi. Louis Daquin, mon maître à l’IDHEC, l’école de cinéma de Paris, a écrit un livre : " On ne tait pas ses silences. " Je pense toujours à ce que j’ai tu, lorsqu’à 20 ans j’avais le désir de vivre en Europe, dans la démocratie, la culture, et que je suis parti. Trente ans plus tard, je ressens ce silence et je ne peux pas le taire.

Comment expliquer que Sénac soit resté en Algérie ?

Abdelkrim Bahloul : Il a manqué de lâcheté, du désir de préserver sa vie, de s’en aller à Paris, à Saint-Germain-des-Prés et de finir trente ans plus tard à l’Académie française. C’était un Algérien qui avait lutté pour l’Indépendance et qui pensait qu’il fallait continuer de vivre avec le peuple pour qui il avait lutté. Pendant la guerre civile, en 1996, des gens ont prévenu les moines de Tibehirine du danger de rester. Ils ont dit qu’ils avaient vécu avec les Algériens dans la paix et dans la joie, qu’ils n’allaient pas partir alors qu’ils étaient dans la peine et la douleur. Ils ont été décapités. Jean Sénac a eu la même attitude.

Qu’en est-il du nom de Sénac en Algérie, trente ans après sa mort ?

Abdelkrim Bahloul : Aujourd’hui, tout le monde connaît Sénac. La presse algérienne ne parle que de lui. Chaque fois que la situation est analysée, que l’Algérie tente d’être définie, il est fait référence à Sénac, à ses poèmes et à son combat. Alors qu’ils sont pris dans l’étau de l’islamisme intégriste, les Algériens se disent qu’il faut accepter leur diversité, leur culture, leur richesse. Ils réalisent que s’ils avaient été ouverts à l’Autre, ils auraient pu protéger Sénac, qui était le plus faible d’entre eux, ils auraient pu l’accepter en tant qu’algérien, arabe et musulman puisqu’il avait demandé à être enterré dans un cimetière musulman. Ce qui a été refusé jusqu’à aujourd’hui. En ce qui me concerne, je ne suis ni pro-arabe, ni pro-français, je suis algérien. Pour moi, c’est le fond du débat et le sujet du film.

Les ancêtres de Sénac n’étaient-ils pas sur le sol algérien depuis la conquête ?

Abdelkrim Bahloul : Oui, la conquête a commencé en 1830, et en 1842 de pauvres gens sont venus de Malte, d’Espagne, d’Italie, de Sicile. C’est ça la colonisation : une population en remplace une autre. L’arrière-arrière-grand-père de Jean Sénac était espagnol, sa mère aussi, son père était inconnu. Mais toi Nathalie, tu sais tout sur celui qui t’a prise dans ses bras.

Nathalie Miel : Il m’a sûrement prise dans ses bras. Je l’ai connu avec des yeux d’enfant. J’avais 10 ans quand il a été assassiné. Quand je suis née, en 1962 à l’Indépendance, il a vu une étoile dans le ciel. Mes parents avaient une ferme en Isère, Sénac y venait régulièrement. C’était mon grand-père. Mon père s’appelle Jacques Miel. Il est le fils adoptif et aujourd’hui le légataire universel de Jean Sénac. Quand ils se sont rencontrés, mon père avait 17 ans et était un enfant de la rue. Sénac l’a éduqué, et mon père travaillait pour subvenir à leurs besoins. Jean Sénac a toujours écrit dans la misère. Bien sûr, je me sens sa petite-fille. Mon père n’a jamais connu son père, et Sénac a failli épouser ma grand-mère. Quant à Sénac lui-même, il est le fruit d’une aventure de sa mère avec un beau gitan de passage, et il n’a jamais connu son père non plus. Sa mère était mariée avec un homme qui s’appelait Sénac, avec qui elle ne pouvait pas avoir d’enfant, qui l’a reconnu. Il a écrit un roman : Ebauche du père : pour en finir avec l’enfance, dans lequel il évoque le manque du père, une question fondamentale de sa vie. Il a écrit beaucoup de poèmes, souvent érotiques, les " corpoèmes ". René de Ceccaty l’a associé à Pasolini. La poésie de Sénac est inséparable de son homosexualité. Il disait que l’homosexualité était pour lui la forme de l’amour. Les Algériens y ont trouvé la liberté. C’est une oeuvre forte, qu’Actes Sud a éditée dans sa totalité.

Entretiens réalisés par MICHELE LEVIEUX

Article paru le 23 août 2004

Dans l’Humanité.


« Rien…


Rien,
C’est un mot qui fuit
D’une vertèbre à l’autre.
Rien,
C’est une brindille
Qui casse sous la joue.
Rien,
C’est dans un rocher
Un peu de mer qui brûle.
Rien,
C’est la liberté
Qui blesse vos pieds nus. »

Extrait du livre « pour jean sénac » édition Rubicube CCF Alger 2004, page 317.

Via TZ.

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Commentaires
B
Bonjour!<br /> Apprécié le papier sur Sénac... faisais une recherche sur la poésie algérienne!<br /> <br /> Merci!
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