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LE PIGEON BLEU
18 novembre 2011

Le coup d'Etat de Wall Street

 

Les marchés nous font bien marcher

Les marchés paniquent, sont rassurés, plongent, rebondissent, s'inquiètent à nouveau, bref, ils sont complètement hystériques. Mais sont-ils si fous qu'ils en ont l'air ?

 

C'est l'Autorité des marchés financiers qui le dit: les Français sont des nuls. Ils ne comprennent rien aux marchés. D'après un sondage qu'elle vient de commander au Crédoc, un Français sur deux ne sait pas ce qu'est un dividende. Trois sur quatre ne savent pas ce qu'est une obligation. Comme ils ne comprennent rien aux marchés, ils se méfient. Ils ont tort, évidemment. Car les marchés sont tout ce qu'il y a de plus simple à comprendre.

A première vue, certes, les marchés sont fous. Depuis le début du mois, ils donnent d'ailleurs toutes les apparences de la frappadinguerie la plus exacerbée. Quand, le 1er novembre, Papandréou annonce qu'il va consulter par référendum les Grecs sur le violent serrage de ceinture qui les attend, les marchés jouent les épouvantés: "Le coup de théâtre grec fait plonger les marchés" ("Les Echos", 2/11). Ils réclament la tête de Papandréou. Trois jours plus tard à Cannes, ils l'obtiennent. Les marchés sont- ils soulagés ?  Non ! C'est désormais l'Italie qui les fait trembler. Refrain unanime: La dette italienne "fait vaciller les marchés"! Les marchés paniquent ! Il faut de toute urgence "rassurer les marchés" !  Titre à la une des "Echos" mercredi  9: "Les marchés poussent Berlusconi vers la sortie". L'annonce de son départ étant officielle, les marchés sont-ils enfin rassurés ? Pas du tout ! Dès le lendemain, les Bourses chutent à nouveau !

Docteur, quel est donc le mal qui ronge les marchés ? Paranoïa aiguë, délire de persécution ? Sadisme exacerbé ? A chaque "crise", les marchés obtiennent la peau de ceux dont ils affirment qu'ils les mettaient en danger: déjà cinq Premiers ministres européens à leur tableau de chasse, l'Irlandais Gowen, le Portugais Socrates, la Slovaque Radicova, le Grec Papandréou, l'Italien Berlusconi. Les marchés ont peut-être l'air fous, mais ils font la loi face aux Etats...

Et qui sont donc les marchés ?

Les grands banquiers, les patrons de compagnies d'assurances et de hedge funds (les fameux fonds rapaces). Pourquoi sont-ils si puissants ? Parce qu'ils disposent d'une arme imparable: Les Etats sont obligés de s'adresser à eux pour couvrir leur déficit. Cela n'a pas toujours été le cas. Jusqu'en 1973, le Trésor public empruntait directement à la anque de France. Mais cette année- là Pompidou (un banquier) interdit cette pratique, obligeant ainsi l'Etat à faire appel aux banques privées: celles-ci lui prêtent, en fixant le taux d'intérêt qui lui plaît. Depuis, tous les autres pays européens, et l'Europe elle-même, ont fait pareil. D'où cette situation grotesque: il est interdit aux Etats de se financer auprès de la Banque centrale européenne. Mais celle-ci peut refinancer à de très faibles taux les banques privées, lesquelles prêtent ensuite aux Etats à des taux nettement supérieurs ! Pourquoi les Etats se sont-ils livrés ainsi, pieds et poingts liés aux marchés ?

Parceque ces vingt dernières années, et surtout depuis la chute du Mur, les grands noms de la politique internationale se sont convertis au capitalisme triomphant. Le libre-échange sans entraves ! La dérégulation financière tous azimuts ! Le privé ça marche, le public ça foire ! Qu'ils soient de droite ou de gauche, démocrates ou républicains, travaillistes ou conservateurs, qu'ils s'appellent Tony Blair, DSK, Pascal Lamy, Balladur ou Sarkozy, tous les responsables poliques ont entonné joyeusement ce refrain. Comme le montre l'essayiste Geoffrey Geuens (1), la plupart d'entre eux ont multiplié les aller-retours du public au privé, siègeant dans les conseils d'administration des trusts et des hedge funds, puis retournant dans le public prôner une meilleure gouvernance de la finance - le dernier en date étant Mario Monti, le remplaçant de Berlu, qui vient de chez Goldman Sachs. Aujourd'hui, on entend ces hommes politiques à casquette interchangeable annoncer qu'ils vont s'attaquer aux paradis fiscaux (qui ne se sont jamais si bien portés) et "moraliser" les marchés...


Lesquels décernent à leur guise des notes aux entreprises et aux Etats, et font ce qu'ils savent faire le mieux: spéculer à mort. Plus un pays est endetté, plus ils peuvent se remplir les poches en augmentant ses taux d'intérêt. Du coup, ils font monter la pression. Pour eux, mieux vaut prêter à 7 % à la Grèce à genoux qu'à 3 % à un pays AAA ! Certes, spéculer est un peu risqué, le client peut faire défaut; ainsi la Grèce a fini par effacer la moitié de son ardoise. Mais, à cette occasion, avez-vous entendu les marchés hurler au scandale et à la spoliation ? Même pas. C'est que le jeu en vaut la chandelle: quand un pays est étranglé, on peut continuer à le dépecer. Pour alléger le fardeau de la dette, en effet, rares sont les Etats qui, comme l'Islande, laissent leurs banques faire banqueroute. Tous veulent "rassurer les investisseurs internationaux". En privatisant leurs services publics. Et en offrant ainsi de nouveaux cadeaux aux marchés.  "En Grèce, il y a beaucoup de biens publics à privatiser, disait en juillet Angela Merkel (pas vraiment l'ennemie des marchés), et beaucoup de secteurs encore fortement réglementés et vérouillés à développer." Ces veinards de Grecs dérouillent ? Qu'ils déverrouillent !

Après la Grèce (dette : 350 milliards d'euros), puis l'talie (dette : 1 900 milliards ), les marchés s'attaquent aujourd'hui  à la France (dette : 1 700 milliards). Déjà ici les autoroutes, l'électricité d'EDF, le gaz carbonique sont côtés en Bourse. Mais il reste des pans entiers de biens et services publics à "dévérouiller" : la santé, l'éducation, les retraites, la culture, les routes nationales ! Les marchés n'ont pas fini de paniquer. Les plans de rigueur n'ont pas fini de se succéder, les taux de grimper, Sarkozy, Merkel et compagnie de se féliciter de nous avoir sauvés. Tout en laissant les marchés faire leur numéro.

Jean-Luc Porquet

In "Le Canard enchaîné", 16.XI.2011

 

(1) "La finance imaginaire, anatomie du capitalisme:

des "marchés financiers" à l'oligarchie" (éditions Aden,

360 p., 25 euros).


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