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LE PIGEON BLEU
27 mai 2009

La Dame endormie

La_Dame_endormie




Dans les entrailles de Malte

En 2004, l'Union européenne accueillera dix nouveaux membres. En partenariat avec RFI, nous invitons chaque mois un écrivain pour découvrir ces pays. Notre neuvième étape est Malte, vue par l'écrivain Immanuel Mifsud qui s'est glissé dans la peau d'un artiste du néolithique.
01.10.2003 | Immanuel Mifsud

            

Creuser. Toute la journée. Nous luttons contre la dureté du calcaire, suons sous le soleil brûlant qui cingle nos dos à la peau sombre. Oui, nous creusons, nous nous frayons un chemin, un chemin vers le bas. Car nous voulons descendre dans la matrice, y retourner. Alors, nous creusons, toute la journée, affrontons la dureté du calcaire de nos silex. Nous sommes tous là, mères et fils, pères et filles.
J'entends le bruit de tous ces silex sur le calcaire. J'entends aussi le guide qui décrit aux touristes étrangers ce site du Patrimoine mondial, découvert par hasard au tout début de ce qu'il appelle le XXe siècle. Et les touristes font la queue, impatients de descendre dans la matrice. Moi aussi, j'écoute le guide. Et je souris. Moi, je viens ici tous les jours depuis le temps où le sol était plat, depuis le temps où nous avons entrepris de l'ouvrir de nos silex, bien décidés à regarder à l'intérieur, à descendre à l'intérieur, à retourner dans la matrice.
Silex contre terre, silex contre calcaire. Nous savions dès le départ que le chemin menant à la matrice était ardu. Qu'il nous fallait blesser la surface pour descendre tout au fond de la matrice. Jour après jour, sous le soleil, toujours le soleil, nous nous sommes rassemblés pour creuser. Nous, le peuple de cette terre. Nous creusons, toute la journée. Nous affrontons la dureté du calcaire. Et, sous le soleil, toujours le soleil, nos dos courbés sont brûlés, notre peau sombre se couvre de cloques et de sueur. Et, juste avant que le guide n'entame sa millionième visite, je le vois essuyer la sueur qui marbre son front. Je vois les étrangers s'essuyer aussi. Une fois en bas, ils ne sueront plus : en bas, on ne ressent plus rien que la fraîcheur des ténèbres. Là, au coeur de la matrice, l'air est doux, apaisant. Ce microclimat n'est rien d'autre que le souffle des hommes et des femmes qui sont retournés dans la matrice. Cette fraîcheur vient des morts : dernier souffle des morts qui reposèrent dans cette nécropole que nous avons creusée de nos silex dans le calcaire.
Je suis assis près du premier touriste, mais personne ne me voit, bien sûr. Je contemple les images que la visionneuse enchaîne sur l'écran avant que ne commence la descente dans la matrice. J'écoute le guide. Et souris.
"L'Hypogée, mot qui vient du grec 'hupogêion'(qui signifie édifice creusé en sous-sol dans la roche), est situé à Hal Saflieni ou, comme vous aurez pu le remarquer en venant ici en bus, dans la ville de Paola, plus connue sous le nom d'Ir-Rahal il-Gdid, la Nouvelle Ville. Il a été découvert par hasard en 1902, tandis que des ouvriers creusaient à 3,50 m sous la surface d'une route afin de bâtir un puits pour une nouvelle maison."
La Nouvelle Ville. C'est la Nouvelle Ville qui recèle un trésor si ancien. Si je ne l'avais visité toute ma vie, si je n'avais été le témoin des changements que connaît le lieu de ma naissance, je ne le reconnaîtrais pas. La Nouvelle Ville ou, officiellement, Paola, du nom de quelque grand maître débarqué de Provence. Nous y vivions depuis des années, des siècles. Ce lieu, nous le connaissions, au sommet d'une colline que l'on pouvait atteindre à pied depuis la mer, cette mer que mes ancêtres avaient traversée pour venir s'installer ici. Ce lieu, nous le connaissions et nous avions marqué au silex l'endroit exact où commencer à creuser notre chemin vers la matrice. Puis, un jour, nous nous sommes mis à creuser : avec énergie, avec amour. Le premier coup sur le sol : la terre poussa un cri de douleur, et du sang en jaillit qui nous couvrit le visage. Ce sang, nous l'adorâmes, et nous creusâmes plus fort et plus profond. Sous le soleil, toujours le soleil, de génération en génération. Même alors que les nuages noirs s'amoncelaient et que les cieux déversaient sur nous leurs larmes glaçantes depuis leurs voiles sombres, nous continuions pour toucher au plus profond, au plus ténébreux, au plus sacré. Là où aucun regard n'avait porté, où aucun n'était allé. Et pourtant, comme nous le disaient les vieilles femmes dans leur sagesse : c'est de là que nous venons tous, et ainsi devons-nous vénérer le profond, le ténébreux, le sacré.
Une fois encore, je contemple l'écran alors que retentit la voix du guide. "Il semble évident que l'Hypogée fut à l'origine un lieu de culte. Sa structure présente une ressemblance frappante avec les temples mégalithiques que l'on trouve dans la région, comme ceux de Tarxien, qui ne sont qu'à dix minutes à pied d'ici. On retrouve la structure de base, à savoir deux piliers dressés en soutenant un autre, horizontal, tant dans les temples en extérieur qu'ici, dans ce magnifique site souterrain." Un lieu de culte. Je souris. Ces gens considèrent tant de choses comme acquises. Que savent-ils donc de la ferveur ? C'est vrai, nos descendants aussi étaient des gens fort dévots. A tel point qu'à quelques pas de là ils ont bâti un temple énorme. C'est là qu'il y a ce temple dédié à ce Christ qu'ils prennent même pour un roi. De mon temps, il n'y avait pas de roi. Seulement des ouvriers creusant dans les profondeurs de la terre, gravant le calcaire dur et luisant, l'attendrissant et découvrant ainsi notre propre pouvoir, celui qui nous permettait de pénétrer dans les profondeurs, d'envahir la terre dure, d'illuminer les ténèbres. Nous n'avions pas de roi. Ni de reine. Seulement des ouvriers et nombre d'enfants qui nous aidaient, apprenant l'art de creuser et graver. Quoi qu'il en soit, nos descendants bâtirent un grand temple pour leur fameux roi qu'ils n'ont jamais vu, et j'aime à m'y promener. Il leur a fallu des siècles pour le construire, alors même que leurs outils étaient bien meilleurs que les nôtres. Et notre temple à nous avait été taillé dans la profondeur du sol, tandis que le leur se dresse vers le ciel. Nous nous tournions vers la profondeur, eux vers les cimes. Nous recherchions le sacré au coeur même du calcaire, eux voulaient ne faire qu'un avec ces hauteurs où les oiseaux voyagent vers des terres lointaines que nous n'avions jamais vues, mais dont nous rêvions. Nous étions tout humilité, eux ne recherchaient que la grandeur. Malgré tout, je souris avec grande satisfaction de voir que nos descendants ont préservé la tradition à laquelle nous avions donné naissance : la quête du sacré.
Je regarde les étrangers qui écoutent attentivement. Mon coeur frémit à l'idée de savourer le souffle des morts. Puis, soudain, sur l'écran, je vois apparaître mon oeuvre. Là, sur l'écran, je la vois. Magnifiée par un projecteur qui l'éclaire du dessus, presque perpendiculairement. Je la vois dans toute la crudité d'un clair-obscur. Je vois sa beauté. Je la vois restaurée, défiant les âges qui se mêlent. Je la vois reposant, paisible, sur son flanc droit. Les yeux fermés, ses bras abandonnés dans le même profond sommeil. Et quand je la vois ainsi je sens des larmes couler sur mes joues. Je la contemple avec vénération. Cette même lumière que je lui avais insufflée, sur ce même fond de ténèbres. Elle était l'amante dont je rêvais nuit après nuit après nuit. L'amante que je voyais dans la pierre. L'amante que j'entendais appeler mon nom à chaque coup de silex sur le calcaire. "Fais-moi, me murmurait-elle. Fais-moi. Donne-moi naissance."
"Ici, la découverte la plus marquante est la statuette d'une femme endormie, aujourd'hui conservée au Musée national d'archéologie. Les théories et les mystères abondent à son sujet. Certains la dénomment la Dame endormie, d'autres la Déesse qui rêve. Faite de terre cuite, la dame repose sur le côté droit, un bras replié sous la tête. Comme d'autres représentations de la déesse, la Dame endormie de l'Hypogée a un physique généreux, des seins plantureux et des hanches larges, autant de symboles de fertilité. Nous ne pouvons pas déterminer avec exactitude quelle était sa fonction. Peut-être s'agissait-il d'un objet de culte, de vénération. Peut-être symbolisait-elle la fertilité, ou le sommeil éternel, puisque le temple servit par la suite de nécropole. Elle dort depuis quatre mille ans. Conçue en terre cuite par un prêtre ou une prêtresse. Elle dort toujours et son rêve n'a pas de fin."
Je souris. Je n'étais pas un prêtre mais un rêveur. Un jour, elle m'est apparue, et, à l'aide d'os d'animaux que nous avions sacrifiés, j'ai gravé mon rêve dans la terre cuite. Ce n'était pas une déesse non plus. Juste ce rêve que je voulais concrétiser, matérialiser, rendre tangible. Et je l'ai fait, car j'étais un rêveur qui gravait ses rêves dans la pierre. J'ai rêvé de cette femme, de cette amante que je n'ai jamais rencontrée. Je lui ai donné naissance dans l'argile. J'ai fait l'amour et de l'amour est venue mon amante qui dort encore après que d'innombrables soleils se sont levés et couchés. Elle était mon fantasme. Aujourd'hui, ils en font une déesse. Je souris et je pleure. Les étrangers se bousculent pour la voir. Les femmes la vénèrent comme leur mère ancestrale, les artistes la contemplent, impressionnés par le savoir-faire et le sens artistique de ce mystérieux sculpteur qui composa ce chef-d'oeuvre il y a tant de soleils. Cet artiste, c'est moi. Je suis ce sculpteur. Je suis celui qui a fait cette merveille. Ce jour-là, alors que dehors brillait le soleil, je suis descendu dans la matrice éternelle et, au coeur de sa profondeur (ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de saint des saints), j'ai façonné mon rêve, ma femme. Là, au centre, nous avions placé la lumière, la lumière éternelle, le soleil qui jamais ne se couche et guide les âmes vers l'éternité. Et dans cette lumière j'ai sculpté mon rêve, je l'ai faite. J'ai succombé à ses appels et, à l'aide d'un os ramassé sur le sol humide, j'ai creusé et gravé jusqu'à ce qu'elle soit terminée. Oui, c'est moi qui ai fait cela. Et tout mon peuple me considéra avec respect quand il la vit.
Quand fut venu pour moi le temps de me reposer, tous me déposèrent auprès des mourants. J'entendis les gens me bénir pour mon voyage. Elle était là, qui dormait à mes côtés. Et, lorsque je fermai les yeux et rendis mon dernier soupir qui flotte encore dans les salles de la matrice, ils placèrent contre moi mon rêve gravé. Mon esprit suivit les cercles rouges sur les parois. Rouge comme le sang qui avait jailli de la terre à notre premier coup de silex. Des cercles rouges indiquant à l'esprit le chemin par où s'enfuir. Et je me suis enfui comme ma mère avant moi, comme mon père et les Anciens. Je me suis enfui à l'extérieur. Je vois les étrangers qui écoutent toujours avec attention, je les vois cligner des yeux.
"Le temple servait également de site funéraire. Quand des fouilles y ont été entreprises, on a retrouvé les restes de près de 7 000 personnes. Par conséquent, ce site servait à la fois aux vivants et aux morts."
C'était notre nécropole, où la lumière était éternelle. Nous avons enfoui le soleil ici pour qu'il montre le chemin aux esprits en fuite. Une nécropole dans le coeur palpitant de la roche vivante. Dans la matrice. La cité des morts qui vivent éternellement, dont le souffle erre, furtif, dans l'obscurité. Nos descendants ont construit une autre métropole, tout près d'ici elle aussi. Et, là encore, tout en haut, ils ont érigé un temple. Ils ont maintenu la tradition. Des centaines et des milliers de morts vivant ensemble dans une ville muette. Eux aussi ont gravé leur rêve d'une vie éternelle. De temps à autre, je vais m'y promener, écouter le silence, écouter les murmures des morts parmi les cyprès qui s'élancent vers le ciel.
Je jette un coup d'oeil sur les petits chiffres du calendrier en bas de mon portable. Nous sommes le neuvième jour du neuvième mois. Il est temps pour moi de repartir. Je contemple la réplique de gypse de mon rêve qui partout m'accompagne. Je la caresse et l'embrasse tendrement. Puis j'éteins mon ordinateur.



L'auteur
Immanuel Mifsud est né en 1967 dans une famille ouvrière de huit enfants, dont il est le dernier.Il a grandi à Paola, la ville nouvelle surgie à 2km de La Valette. A 16ans, il écrit ses premiers poèmes et cofonde dans son lycée le groupe littéraire Versarti. C'est à cette époque que Mifsud écrit ses premières pièces de théâtre expérimental, une branche qu'il n'a jamais quittée. En 1996, il fonde le théâtre Marta Kwitt, où l'on  joue ses pièces originales et ses adaptations, notamment d'auteurs maltais et de Federico García Lorca.Ses pièces ont été présentées dans de nombreux festivals. Mifsud a également publié des romans, dont certains politiques, des recueils de nouvelles et des poèmes. Aujourd'hui, il enseigne la littérature maltaise contemporaine, à l'université de Malte.                            
Grâce à la datation au carbone 14 et à la dendrochronologie, il a été démontré que les sites préhistoriques éparpillés sur l'archipel maltais sont plus anciens que Stonehenge ou les pyramides d'Egypte. Ces îles au beau milieu de la Méditerranée ont probablement été occupées de 5000 à 2300 avant notre ère par de petites communautés qui ont produit les oeuvres les plus raffinées de la région pour l'époque. On a mis au jour quelque 37 temples dans les îles, de loin la plus forte concentration au monde de lieux de culte. Les spécialistes ont depuis conjecturé que Malte pouvait avoir joué le rôle d'île sacrée, où les populations antiques se rendaient en pèlerinage. Mais ces populations disparurent    brutalement vers 2300 avant notre ère, ne laissant derrière elles que des questions sans réponse. En 1902, alors que des ouvriers creusaient un puits dans la ville de Paola (dans la partie sud de l'île), on dégagea par hasard un temple souterrain. D'autres fouilles suivirent, et c'est ainsi que l'un des chefs-d'oeuvre les plus importants de l'archéologie "refit surface" après des milliers d'années. L'Hypogée, comme on le dénomme communément, a été inscrit par l'UNESCO au Patrimoine mondial de l'humanité. Outre l'Hypogée, Paola - ou Ir-Rahal il-Gdid (la Nouvelle Ville) pour les Maltais - s'enorgueillit d'abriter la plus grande église catholique de l'île, consacrée au Christ-Roi.   

http://www.courrierinternational.com/article/2003/10/01/dans-les-entrailles-de-malte

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Commentaires
P
...ce morceau de culture.[Bouquet][copain]<br /> Pour me remettre de ces bières enfouies dans les catacombes, je partage avec vous une...pure malt![Trinquer]
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