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LE PIGEON BLEU
27 août 2008

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Ouvrier..





Bien au chaud,dans mon lit,quelque chose vrillait dans ma tête ,un bruit étrange continu. Merde le réveil,d'une détente précise,ma main est partie en direction de l'intrus, stoppant net son infernal raffut. Sur mon épaule gauche la tête de ma compagne n'a pas réagit,son sommeil calme se poursuit. Je n'ai pas envie de me lever,je reste quelques minutes les yeux ouvert, goutant avec plaisir,le moment présent: je sens contre ma poitrine un sein ferme et sur ma hanche une main,une brusque bouffée de désir m'envahit...Bon il vaut mieux que je me lève si je ne veux pas louper le car! Un pied, puis une jambe sortis ,je sens la fraicheur et me réveille tout à fait,mon épaule se fait toute petite et ma compagne glisse sur l'oreiller,avec un grognement de réprobation. Il ne s'agit plus de trainer!direction la petite cuisine faire chauffer un peu de café,petit détour par les toilettes et la minuscule salle d'eau:se laver,se raser, et plonger dans des fringues propres,retour à la cuisine..le café et filer vite fait ,je suis encore à la bourre,j'espère que les copains auront fait poireauter ,le zig qui conduit le car...


Je déboule et arrive au carrefour- tiens le car n'est pas là et merde! Un pote sort de l'ombre puis trois quatre,tout le monde est là,cela discute le car est en retard..et pourtant il est quatre moins le quart, bien sonné! Nous sommes tous ouvriers de la fonderie. Le travail en équipe,certains disent en poste c'est cinq heures du mat,jusqu'à treize heures (c'est ce que l'on appelle la première équipe de jour).Puis la relève treize heures ,vingt et une heure,et enfin la nuit vingt et une heure jusqu'à quatre heure,ils ne font que sept heures à cause de l'entretien de quatre à cinq!il faut que cela puisse tourner sans panne!

Le cubilot et les convertisseurs Thomas eux n'arrêtent pas, nous les mouleurs on fabriquent des éléments de chaudière,chaque pièce pèse entre  sept cents et huit cents kilos,la chaleur la poussière envahissent tout,le sable n'a plus le temps de refroidir la chaine de moulage ne s'arrête pas et au bout le métal en fusion,dégage gaz et vapeur d'eau en se répandant dans le moule prenant sa forme définitive. Nous sommes le carrousel numéro un de la fonderie C,étalé  sur prés de cent mètres nous produisons jusqu'à cent quatre vingt éléments par jour à nous six...en ce milieu du vingtième siècle..


Il est bientôt quatre heures et la discussion s'anime,de toute façon on sera à la bourre et la pause  pour le casse croute risque de passer à la trappe,les copains en ont marre c'est toujours les ouvriers qui trinquent,déjà la semaine dernière,après un accident,un copain a eu deux doigt écrasés par un châssis,et comme il a fallu arrêter le carrousel,le taulier voulait pas nous payer le temps d'arrêt,çà a failli chabler...Bon qu'est-ce qu'on fait? Le rade du carrefour n'ouvre pas avant cinq heure et aucun de nous n'a le téléphone chez lui,et puis retourner chez soi c'est risquer de louper le car s'il se pointe,le ton monte on parle maintenant des salaires,des conditions de travail,de la pause de vingt minutes pas le temps de trainer pour casser la croute,on se lave les mains ,un coup de gant sur la tronche et on fonce à la cantine,pas le temps de discuter,que c'est déjà la reprise. En fait on passe huit heures ensemble,et les seules paroles échangées c'est maintenant,au retour on est trop crevés et souvent on s'endort dans le car.


Bon dieu!Le v'là le car « L'autocar de ramassage du personnel posté »La rumeur qui grondait fait place à une bousculade vers l'entrée,cela discute ferme à l'intérieur!Un à un on s'enfourne et nos interrogations sur le retard,debout au milieu de la travée deux copains du syndicat,ils expliquent dans l'équipe de nuit ,un nouvel accident plus grave celui là,le gars est à l'hosto. Cela c'est passé à la fonderie A ,les cadences sont infernales,les copains ont débrayé la B,et la C ont suivi,la question est simple que va faire l'équipe de jour? Sur le numéro un , suis le premier ouvrier,certains copains disent que je devrais être chef d'équipe,vu que suis seul à avoir un BP;oui mais voilà suis syndiqué et en plus j' la ramène et bien sur tout de suite c'est vers moi que les regards se tournent. Je comprends l'émotion surtout après un accident grave,mais sur quelles revendications? En fait c'est simple nous sommes payés au bonus et pour faire une paie correcte il faut tourner au maximum,d'autant que les chronos,sont souvent là pour essayer de faire baisser les temps donc le bonus! Les tauliers ont beau jeu: Ralentir les cadences est toujours possible ,mais c'est diminuer la feuille de paie,alors les copains tournent au maxi,et c'est là que l'accident se produit! Augmenter  les temps est la seule revendication viable. En deux minutes l'unanimité se fait,pourtant la grève un ou plusieurs jours,cela fait mal à la fin du mois,moi je suis jeune et pas d'enfant,mais pour les copains qu'on deux ou trois mômes et si en plus la femme travaille pas,  cela devient vite intenable d'autant que maintenant le croume chez l'épicier du coin c'est fini,l'samedi ou va au Prisu. faire les courses pour la semaine,y a vraiment que la bidoche qu'on achète dans le coin, j'ai l'impression qui va encore faire la tronche le boucher et qu'ses ventes vont baisser!


Bon on arrivent:le zig qui conduit le bahut , il en a mis un coup pour rattraper son retard, il est juste cinq heure,merde y a du monde qui nous attend ,pas moins cinq six cent bonshommes,à la descente c'est l'intérro!vous décidez quoi? On est littéralement absorbés,digérés...,un délégué syndical monté sur deux caisses de boulons quinze ,explique notre position,tout le monde crie « la grève »,c'est à ce moment que les paniers à salades et les cognes ont débarqué,à grands coups de pèlerine et de bidules,moi j'étais assez loin,et j'ai senti un moment le reflux et soudain la fureur a explosé,,la rancœur,l'humiliation contenue depuis des mois a soudain fait que chacun voulait s'en faire un! Ils étaient pas assez nombreux,pas assez motivés,toujours est-il que les cognes ont commencé à reculer ,c'était foutu pour eux, les fondeurs,les mouleurs,ont la réputation d'avoir des gros bras et de cogner sec,j'ai soudain vu un panier à salade se soulever et retomber sur le flanc dans un bruit épouvantable,maintenant il sera difficile d'arrêter,les gars vont vouloir profiter de l'avantage. Le délégué du syndicat tente de calmer le jeu et propose de rentrer dans la taule et d'attendre l'arrivée de la direction,cela m'botte assez, pour l'instant il ne s'agit pas d'occuper! La bas sur la place devant l'entrée,les flics ramassent éclopés et blessés, des pèlerines et bâtons trainent çà et là, des casquettes et des bérets aussi,des copains ont morflés le cuir chevelu entrouvert ,laisse échapper le sang,ils sont conduit vers l'infirmerie ou l'infirmière de nuit attend débordée sa collègue de jour...


C'est une journée qui démarre sur les chapeaux de roues, à vingt-cinq ans j'ai parfois l'impression d'être un ancien combattant! Né  un peu avant la guerre j'ai vécu cette période comme une grande partie de cache cache, tout môme j’ai grandi avec elle, entre chapardage dans les wagons que les plus grands dont mon frère déplombaient ! Pris ils auraient été considérés comme résistants et risquaient gros ! alors vite ils ouvraient la  porte ,le charbon, ou les pommes de terre tombaient sur la voie ferrée et nous les petits nous ramassions, pendant que les grands s’éclipsaient. Heureusement nous nous sommes jamais fait prendre. Se débrouiller dans le pays qui se libère, mais les Américains sont partout, ils ont l’argent, le chocolat, la nourriture, et même la musique, ils parlent fort dans une langue qui ressemble à des ordres, nous on chuchote. Leur installation,  les trafics :le liège, le chocolat, les biscuits et pour mon frère, les cigarettes, les armes qui faisaient tant de bruit lorsqu’il tirait sur les bouées indiquant le chenal au milieu de la Loire.

Je me souviens d’un homme  il était bourrelier à  coté de la maison il me fabriqua un char d’assaut en liège synthétique : bien sur il y avait l’étoile blanche américaine  j’en étais très fier, c’était le plus beau char d’assaut du quartier il est vrai que les autres avait été fabriqués par les enfants eux mêmes pourquoi avais-je eu ce privilège ? Je ne l’ai jamais su.

La Loire, elle m’a toujours attiré, fasciné devrais-je dire, son courant ,ses îles ,ses tourbillons, avec ma sœur et mon frère nous allions souvent nous promener sur ses bords :sans doute y avait-il une interdiction de la part de ma mère ,mais comme elle n’était pas là...Je me souviens d’enfants et d’adolescents qui assemblant des blocs de liège synthétique se lançaient dans une traversée périlleuse du fleuve .C’est sur ses rives que s’installèrent les Américains ,hangars de tôles ou tout semblait possible et puis il y avait le bac remplaçant le pont détruit par un bombardement ,je revois la construction de la passerelle, il me semble aussi revoir mon Père se promenant avec nous !mais ce ne peut être  la réalité !il n’était pas encore libéré je n’ai pas la réponse. (L’imaginaire ou un homme inconnu ?)

La période qui suivit est assez trouble dans mon esprit, l’attente sur le quai d’une gare , avec ma mère, l’arrivée de mon père, il me semble revoir des rues bordées d’immeubles éventrés ou détruits ,mais ces souvenirs confus ne ressemblent pas aux films que j’ai pu voir par la suite, cela parait plus irréel !Confus aussi la vision d’une maison avec son jardin ou ma mère a vécu à Nantes pendant la guerre ,ce qui me revient c’est le départ d’Ancenis et notre installation dans une maison à Nantes.

C’était une maison à un étage avec un escalier demi tournant de cela je m’en souviens très bien, car ma grand mère y fit une chute ,avec sa bouillotte ,sorte de bouteille en grès que l’on remplissait d’eau chaude l’hiver et que l’on glissait au fond du lit, ma réaction à cette chute fut plutôt surprenante : au lieu de m’inquiéter du sort de ma grand mère :je m’écriais  « elle n’est pas cassée » je parlais de la bouillotte bien sur. Cette vision des choses qui m’entourent ne m’a jamais quitté, c’est les fleurs d’un arbre, ou les parfums qui nous enivrent,un champs de foin ondulant sous le souffle du vent et tout cela qui m’attire et pourtant la mort rode, sournoise et silencieuse..



De la maison  ,une multitude de souvenirs reviennent à la surface ,à l'été 1945, ma sœur et moi furent envoyés à Vichy : plus exactement dans la campagne vichyssoise, ce dont je me rappelle, c’est avant tout que nous fumes séparés ,la frangine dans une famille , moi dans une grande ferme , ce fut une période rêvée, faite de jeux et de plaisirs, découvrant :liberté et tendresse et peut être aussi ce qu’était une famille ... Le retour fut une véritable expédition dont je me souviens encore , du fait de la destruction  de certaines voies ferrées , pour aller de Vichy à Nantes nous fîmes  un détour par Paris ... Quel spectacle , et en prime la visite du muséum d’histoire naturelle  et un chocolat chaud  servit a la terrasse d’une auberge  en bois qui se trouvait face au pont d’Austerlitz , pour un gosse de sept/huit  ans qui n’était jamais sorti de sa province natale n’était-ce pas le bout du monde... sans doute est-ce de là que me vient mon envie de bouger , de partir ,de voyager.

Toujours à cette époque , une  anecdote survint et qui bien des années plus tard me fit comprendre l’amour de ma sœur  pour l’argent, tout au moins son ingéniosité pour en avoir : c’était une période ou l’argent était rare et nous autres enfants en étions pratiquement totalement démuni  ,cependant , le dimanche , pas tous, ma mère nous donnait de quoi  aller au cinéma paroissial, l’astuce était simple j'étais  petit :donc , la frangine m’envoyait acheter un billet demi tarif pour moi et avec ce simple billet nous passions le contrôle en déclarant qu’elle avait moins de dix ans et moi moins de six alors que j’en avais huit , et bien sur que nos parents me prendrait sur les genoux ! nos parents bien sur ne venaient pas au cinéma ! Pas mal pour une gamine de douze ans , cela lui permettait de ce constituer une petite cagnotte, afin de s’acheter quelques friandises à l’entracte ,cette petite combine a bien fonctionné pendant un certain temps  , mais je suis devenu trop grand.



 Derrière les grilles,sur cette immense place ou nous sommes rassemblés ou s'entasse ferraille et châssis, les discussions vont bon train, chacun,racontant à sa manière son combat victorieux,un fondeur que je connais, bien gentil,un peu timide,avec son mètre quatre-vingt-dix et ses cent kilos,explique comment ayant reçu un coup de pèlerine sur l'épaule,il a tiré d'un coup sec,le flic est venu avec,venant s'écraser sur son énorme poing,il en est désolé,quand même j'préfère que se soit le bourre que moi,qu'il l'ai pris le poing sur la tronche. L'heure tourne ,les gardiens et appariteurs,tournent autour de nous , pas vraiment hostiles,ce sont pour la plupart des anciens ouvriers reclassés après un accident ou une maladie,l'échine souple en disant merci d'avoir pu conserver un emploi! La direction est maintenant certainement au courant,si elle se pointe pas rapido,cela va faire du vilain, d'autant que les employées,dactylos et autres blouses blanches vont pas tarder à embaucher. Dans le petit matin frais deux trois braseros ont fait leur apparition formant autour d'eux  un halo de lumière rouge d'où une centaine de têtes émergent.

 

A part ne sachant pas trop comment se comporter se tiennent une cinquantaine de Marocains et d' Algériens,ils sont manœuvres, balayeurs ou encore chargeurs au culs des cubilots, employés aux taches les plus pénibles,payés à l'heure et au minima,la guerre d'Algérie se termine et  le racisme latent est partout présent ,si dans l'ensemble les ouvriers le sont moins,il n'en reste pas moins des séquelles profondes directement liées au fait que la majorité des hommes ont fait leur service militaire,  « la bas » souvent trente mois et cela depuis 1956.(pour avoir refusé cela m'a valu quelques ennuis).


Et c'est en Afrique occidentale que je me suis retrouvé!Dans l’automne, je suis parti, emportant une nouvelle fois mes souvenirs , mes joies et mes peines. Le navire à quai n’attend pas et vers d’autres ports vogue, le voyageur, attentif à toujours découvrir. A Dakar, dans la foule bigarrée, où les Fatous enrubannées et colorées parlent fort, marchandent, dans les allées du Sandaga .L’or des bijoux au cou, aux oreilles et dans l’œil, pétille la malice, le sourire sur les dents éclatantes. Femmes d’affaires et affaires de femmes se côtoient, venant du sud ,de la Casamance lointaine ,elles sont redoutables, marchandant pieds à pieds ne lâchant rien qui n’était calculé.


A 19 ans me voici dans un pays inconnu, loin des clichés du cinéma, où est la jungle et les fauves, ou est l’aventure ? J’ai voulu fuir la guerre et la violence, je refuse la guerre d’Algérie, et me voici confronté à une autre violence, plus sournoise, la misère m’entoure. Les mouches tournent autour des gamins qui mendient, ils ont 5 à 6 ans et déjà la vie les marque durement.

Si en débarquant du DJENNE sur le port de Dakar,je n'ai pas trouvé, l'Afrique de mes rêves,de mon cinéma,sans doute ,simplement n'avais je pas vu le bon film! Ouvrant les yeux, j'ai vu ce corps merveilleux, berceau de l'Humanité et de tant de cultures,fécond de tant de beauté,mais aussi martyrisé,brutalisé et pillé,par les hommes qui apportaient « la civilisation »!

Coloniale,je l'ai trouvé malgré sa souffrance, noble et altière- comme ces femmes portant leur charge dans d'énormes calbasses sur leur tête et souvent l'enfant en bandoulière.

En retrait,mon regard s'est fait plus lucide:qu'apportais-je,qu'étais-je venu chercher?Il m'a fallu des années pour comprendre et aimer cette terre africaine. J'ai combattu ceux qui la pillait,l'exploitait,la brutalisait,l'inconscience des uns,le racisme et la bêtise des autres,la peur du non connu ,du non appris,remettre en cause notre éducation,l'histoire officielle apprise par cœur à l'école. Découvrir en soi et pour soi le plaisir de la différence,se laisser porter par la vision du réel,si comme soudain ouvrant un livre secret, ébloui de tant de découvertes.

J'ai vu ces hommes braver la mer ,debout sur leur pirogue,arcboutés sur la pagaie,passer la barre prés de la cote face à Saint Louis,là ou se jette le fleuve Sénégal!

Le bou El Mocktar à quai ,entassant pêlemêle,femmes enfants ,balluchons et bétail, dans une entre cale sombre,avant de remonter le fleuve jusqu'à Podor!

Sur les bords du marigot,du coté de Dakar-Bango(aujourd'hui réserve naturelle)le village s'éveille-déjà les versets du Coran s'égrennent au rythme de la baguette,les enfants répètent en cœur et en cadence...Les mouches déjà avec la chaleur naissante,s'attardent sur les cranes rasés..Dans l'eau là bas les échassiers semblent inquiets...

J'y suis resté quelques années,j'ai écouté et souvent compris le cri – enfouissant au plus profond  de moi mes sentiments,l'odeur de cette peau satinée effleurée,puis aimée:l'Etre plein de joie et de spontanéité qui m'ouvrait les bras

Et pourtant sur le continent le suis revenu...



Il est bientôt sept heure lorsque la limousine du taulier apparaît,suivi de deux autres voitures le tout sous les huées, l'encadrement supérieur s'est réuni avant de venir et sans aucun doute la ligne de conduite est déjà définie. Sans mot d'ordre les copains ont quitté les braseros et se dirigent  vers les bureaux dont tout le premier étage est maintenant éclairé. Devant la porte vitrée de l'entrée formant un frêle rempart se tiennent deux gardiens et  les appariteurs. Le responsable du syndicat et les délégués sont aux avant postes, ils pénètrent dans le hall éclairé et disparaissent dans l'escalier. L'épreuve de force commence et avec elle la guerre des nerfs. A chaque fois,je ressens ce goût un peu amer dans la bouche qui devient sèche,comme une angoisse me saisit et le tract  avant l'action. Je le sais bien tout à l'heure il va falloir décider et comme d'habitude les regards vont converger vers moi,parce que d'apparence ,je suis calme !Pourtant j'ai envie moi aussi de me faire tout petit,de ne pas être « responsable » de ce qui va se décider. Déjà depuis un moment, je le remarque ,autour du brasero vers le quel je me suis replié,,le cercle s'est élargi,il y a bien sur, les gars de la C ,mais aussi d'autres que je connais de la A,et même quelques uns de la B, Malik,un marocain est là lui aussi,il semble tendu comme aux aguets ,ce n'est pas facile pour eux , l'argent ,la répression, mais aussi une forme de courage,oui il en sera et les autres aussi.



Mes premières grèves en 1955,toute la construction navale,et déjà des restructurations ,des licenciements aussi,c'était à Nantes les Chantiers de Bretagne,de la Loire,Dubigeon,et les Aciéries de la Madeleine,et les fonderies de bronze,d'où sont sorties les plus belles hélices...Tous ces créateurs,ces ouvriers chaudronniers, soudeurs,ajusteurs et tourneurs,riveurs et teneur de tas , manœuvres unis dans un même combat ,manifestant au coude à coude ,la violence policière coutumière des manifestations ouvrières, pour les salaires et aussi pour l'emploi.

La vapeur en recul est remplacée par le diesel,la soudure se substitue au rivetage et aux pièces moulées en acier ou en bronze,c'est toute une industrie qui se transforme au détriment des travailleurs – rentabilité et profits – sont les maîtres mots.

Le jeune ouvrier de fonderie ,ce mouleur qui de sable, le transforme en un moule recevant le métal en fusion, acier ou bronze, créateur prolétaire que j’étais, d’un coup transformé, faible et protecteur les hommes ne savent jamais.




L’aciérie fermait, déjà les restructurations, grèves et manifestations et des morts  devant les grilles de la préfecture de Nantes, coupables ? qui ? Ces gouvernants assassins ? Allons donc seuls les travailleurs…. Riposte de masse et prise de conscience, rejoindre l’organisation et continuer. Dans la fonderie de bronze c’est ma première hélice, à la « trousse » prés d’un mètre de diamètre, un vieux compagnon ,me conseille, cher Camarade, la vie continue se transmet et nous aujourd’hui, de nouveau, je suis au syndicat :la CGT...


Dans la cour le jour commence à se lever,les bâtiments apparaissent l'un après l'autre, avec la nuit l'espace plus restreint semblait plus intime , moins laid, l'univers du travail n'est pas accueillant on vient ici pour travailler:produire. Une demi heure que les Camarades sont montés, dans moins d'un quart d'heure , les employés,dactylos,les blouses grises, ceux du labo, tout ce petit monde qui gravite dans les bureaux vont arriver, surpris , ils attendront d'être assez pour former un groupe compact, alors ils s'élanceront ,comme en une seule enjambée, baissant la tête fonçant vers le hall d'entrée.

Le monde du travail est ainsi fait les ouvriers,ces créateurs de richesses ne sont pas fréquentables! Pourtant ,je connais certains d'entre eux,  il m'est même arrivé de passer la nuit avec certaines, mais c'était dans un autre lieu et sans doute pour elles dans une autre époque. Je ne sais pourquoi d'un seul coup j'ai dit aux copains «  déplaçons les braseros , installons nous prés du hall » Sans une seule interrogation les copains placent une barre de fer et à quatre déplacent chaque brasero,nous sommes maintenant entre la grille et le hall, j'ai envie de voir les visages de ces « autres » travailleurs, il faut que je comprenne ou qu'ils m'expliquent , ça y est ,les premiers arrivent à vélo,ils vont directement au hangars accrochent leur engin, et soudain s'arrêtent, nous découvrent surpris, se regroupent , discutent. D'autres à pied arrivent,silhouettes féminines, fluettes et emmitouflées.

Soudain l'une d'elle se détache et d'un pas décidé s'approche, se dirige directement vers Denis,le gars bien gentil,l'embrasse sur la joue et tous deux s'éloignent un moment , merde personne n'a bronché pas un murmure,suis sidéré d'autant que la petite travaille au personnel, ils reviennent vers le brasero maintenant,son joli minois ,avec un sourire accroché en coin et avec un grand signe de la main fais signe à ceux qui sont restés la bas d'approcher,j'ai la gorge serrée,je ne sais comment agir,ni ce qu'il faut dire et,c'est elle qui parle d'une petite voix elle explique. J'ai comme une larme au bord de l'œil.


Maintenant tout le monde veut parler,les copains,les employés,mêmes les dessineux et moi je me fais tout petit, d'autres employés sont arrivés,les femmes de la compta,tout ce petit monde se côtoie sans doute pour la première fois,ils,elles se découvrent entre eux entre nous;Une puis deux voitures se sont garées sur le parking, je reconnais la haute silhouette du chef du personnel,avec son feutre vissé sur la tête, il se dirige vers le hall, passe devant nous disant « un bonjour messieurs dames »,il a tout de suite repéré, qu'il y avait aussi les employés,on dit de lui qu'il était dans la résistance pendant la guerre, c'est peut être pour cela qu'il n'est pas  venu en même temps que le dirlo..

Il est huit heures passée et personne ne semble désireux d'aller travailler,tout cela est nouveau pour moi, il serait bien que les camarades là haut se dépêchent, j'en discute à voix basse avec un copain comme moi syndiqué, tout autant déboussolé, une main frôle la mienne, douce , un timide bonjour et une joue se tend,c'est une amie qui me retrouve,la fraicheur,et le discret parfum de femme,je me sens rougir,j'embrasse la joue tendue m'attardant un instant,ma main serre doucement l'épaule prés de moi. Fulgurant l'espace d'un instant j'ai revécu les intenses moments que nous avons passé ensemble, je m'écarte déviant la conversation sur un banal  « comment vas-tu ».Les hommes manquent souvent de courage!


Je repense au lit douillet que j'ai quitté tout à l'heure,ma compagne est certainement déjà partie travailler,ce que je ressens est tellement différent, ce n'est pas seulement son corps magnifique,ni le touché de sa peau,ni la caresse de ses lèvres...C'est à la fois tout cela et aussi bien d'autres choses:entendre sa voix,sentir un regard,une présence, et nos discussions interminables sur une multitude de sujets, je découvre avec elle la littérature,la politique une autre vision des choses, profondément humaine ou la Femme a une importance capitale. Ce n'est pas de l'admiration, car je sais que j'apporte ma part et en particulier ma vision du monde ouvrier qu'elle découvre parfois ahurie!Nous nous sentons égaux avec nos différences et chacun notre culture,nos connaissances qui souvent se complètent et parfois nous interpellent, nous nous acceptons tel que nous sommes, sans volonté d'imposer à l'autre. Voici bientôt un an que nous vivons ensemble et soudain à cet instant précis j'ai envie qu'elle devienne la mère de nos enfants!

C'est au « Balajo » que nous nous sommes connus, avec sa robe claire et une large ceinture rouge,sa taille semblait si fine qu'entre mes mains jointes j'en aurai fait le tour ,son visage régulier entouré de cheveux noirs semblait éclairé par je ne sais quel rayonnement, ce fut comme une vision ,quelque chose qui me semblait irréel. A la dérobée je l'observais,et ses refus à plusieurs garçons ne m'encourageais pas à tenter ma chance,et pourtant ,c'est en discutant que j'arrachais un paso, nous avons discuté,longuement de bouquins ,et aussi politique:Elle était communiste et moi plutôt anarcho-syndicaliste . Nous nous sommes revus et trois semaines plus tard, avec sa petite valise elle est arrivée, s'installant avec moi dans ma minuscule chambre...Que de discussions, et combien de fois nous sommes nous fâchés , d'éclats de rire et d'après midi passé dans ce lit , oui il faut vraiment que nous ayons des enfants!Qu'ensemble nous construisions notre vie!


Un brouhaha, me ramène à la réalité du moment, les copains qui discutaient avec les tôliers viennent d'apparaître dans le hall, un mouvement et en un demi cercle quasi parfait tout le monde s'est regroupé autour de l'entrée, attendant une réponse aux interrogations,le copain responsable du syndicat semble surpris de nous voir tous là,serrés les uns contre les autres,il découvre,aussi les employés et les personnels des bureaux,prenant conscience de ce qui se passe et qui  est bien sur nouveau, nous faisons quelques voix dans ce milieu,mais que tous soit restés dehors,je comprends son étonnement, d'autant que ce qu'il annonce est plutôt mal accueilli: c'est simple, pas question d'allonger les temps, l'entreprise ne le supporterai pas ,par contre le tôlier propose  de faire davantage respecter la sécurité( cela veut dire que la paie va être plus dure à gagner).Le tollé est général, cela pousse tellement derrière que je suis propulsé vers les marches du hall. Je ne reconnais pas la voix qui soudain propose  de tout arrêter, y compris les cubilots!Et pourtant c'est moi qui parle...Une rumeur d'abord faible et qui devient rapidement un cri d'approbation,je m'entend proposer outre la pause déjeuner,une pause d'un quart d'heure pour récupérer,et puis le temps de douche,et aussi de prendre en compte si les employés on des choses à dire et enfin que si il faut nous sommes prêt à monter là haut .

Le camarade du syndicat me prend par l'épaule et m'installe prés de lui, maintenant je fais face à tous les copains il y a ceux dont le visage m'est familier et puis tous les autres, ceux des fonderies,des bureaux ,et au fond je découvre même les deux infirmières,celle de nuit est restée! Un manœuvre, dit qu'il faut parler aussi des salaires,et la petite du personnel dit que pour eux aussi les salaires,et aussi les mains baladeuses, provoquant quelques « gros mots » en direction de l'encadrement...Les revendications sont inscrites sur un cahier d'écolier,et une délégation élargie avec deux femmes et un dessineux , je me retrouve dans le hall avec la délégation et le responsable du syndicat.

C'est la première fois que j'emprunte l'escalier qui monte à la direction,en bois ciré les murs sont ornées de photos de la fonderie voici plusieurs dizaines d'années, on monte en silence, précédés des deux appariteurs inquiets de voir la tournure des choses, cela bouscule leurs habitudes,en dehors des directeurs et de leurs personnels, personne n'est autorisé au premier étage, et la d'un seul coup, ceux d'en bas! Cette intrusion dans ce monde est ressenti comme une sorte de viol. En arrivant au premier nos deux gardiens reprennent leurs prérogatives, nous stoppant , ils déclarent qu'il faut nous annoncer, on ne peut pas entrer comme cela...Au langage feutré qu'ils emploient,la réponse clairement  énoncée de notre délégation,fait s'ouvrir deux portes non capitonnée,l'ingénieur chef de la production ,passe une tête, en face  c'est un autre directeur qui sort ,comme un diable de sa boite, et s'arrête surpris et désemparé, sans leur secrétaire tous deux semblent désorientés, et d'un commun accord se replient  vers le bureau à porte capitonnée du directeur général.


Dans ce grand et large couloir, ce sont des portraits d'hommes bombant la poitrine, la moustache ou la barbe bien taillée, portant costume trois pièces ou redingote, qui affichent, les anciens « Maîtres de Forge » certains ont du s'expatrier à la libération, en regardant ces photos, je revois mon grand père paternel ,il n’habitait pas très loin,lorsque j'étais enfant  c’était un homme que je trouvait gentil envers moi, il parlait calmement, et souvent me glissait une pièce dans la main avant de partir, je ne l’ai jamais vu faire avec les autres pourquoi ? je n’ai pas de réponse à cela! Dans la salle à manger c’est ainsi que l’on disait à l’époque, il y avait un grand buffet vitrine, la table et les chaises, le tout sentait l’encaustique, et le carrelage rouge , parfaitement astiqué donnait une sensation  de netteté conforme au personnage de ma mémoire, accroché au mur un bateau, en bois fruitier , toutes voiles dehors, dans sa vitrine , j'étaie  fasciné par ce bateau - un jour il sera à toi  - me dit un jour mon grand père,c'était sans doute le plus beau cadeau qu'on put me faire, c'était la possibilité d'évasion, d'aventure, et de découverte....



 Derrière nous un toussotement, discret se fait entendre, c'est le chef du personnel, qui lui réside au rez de chaussée et qui d'une voix à la fois ferme et non agressive,dit simplement:

  • Laissez, je vais vous faire recevoir!


Il se dirige d'un pas assuré vers la porte ou est inscrit « Direction » entre, et nous attendons en nous regardant, le responsable du syndicat m'indique qu'il s'agit de la salle ou le patron réuni ses cadres et ou ils ont été reçus tout à l'heure. Il ne faut pas plus de quelques minutes avant que de nouveau la porte s'ouvre, et agissant un peu en maître de cérémonie, c'est de nouveau cet homme calme et sur de lui qui nous invite à entrer.

La pièce est vaste occupée presque uniquement par une grande table ovale en bois précieux , et autour une quinzaine de sièges confortables, avec au bout semblant régner, dans un fauteuil légèrement surélevé, se tient crispé le directeur général et de chaque coté ses adjoints, le chef du personnel lui vient se placer debout derrière, il apparaît ne pas être du même monde ... Et pourtant c'est lui qui nous invite à exposer notre visite, soulignant le caractère exceptionnel de l'entrevue, nous sommes debout, personne ne nous invite à nous asseoir: le responsable du syndicat expose les revendications, il argumente et en face je lis sur le visage du directeur général, à la fois comme une lassitude et un certain mépris... Je sens l'adrénaline monter,  mon camarade, a terminé son exposé et rien ne semble bouger.

Je me suis approché de la table, tiré deux sièges et invité les  femmes qui nous accompagnaient à s'asseoir, on aurai dit que j'avais appuyé sur un bouton invisible, le directeur général s'est levé d'un bond, disant qu'il était confus, alors d'un ton très calme j'ai expliqué qu'en bas les camarades avaient décidés d'arrêter les cubilots, si, il n'était pas donné suite à nos demandes, que toute l'entreprise s'arrêterait et ce pour plusieurs jours, que des milliers de pièces ne seraient fabriquées, que des millions de francs seraient perdus! Je précisais aussi que la relance des cubilots, une fois arrêtés, demanderais plusieurs jours...Un silence s'est établi, le directeur général s'est tourné vers l'ingénieur chef de la production, portant un regard interrogatif et l'autre lui confirmant par le regard et un léger hochement de tête...Le ressort a de nouveau fonctionné et le directeur debout a annoncé « Dans une heure vous aurez la réponse » Nous nous sommes regardés et voyant l'horloge au mur j'ai dit «  Pour les cubilots ce sera limite » et nous sommes sortis laissant passer nos camarades féminines  devant, c'est à ce moment là que j'ai remarqué un soupçon de sourire narquois sur les lèvres du chef du personnel.


En bas les camarades, écoutent l'exposé que leur fait notre responsable, il s'arrête un moment et reprend en racontant ce que j'ai dit, un « Bravo », jailli,suivi d'applaudissement. Je dois être rouge comme une pivoine, la chaleur m'envahit les joues, et je me recule un peu, mais je sens derrière moi la marche, alors je me tasse sur moi même. De longues minutes passent et maintenant j'entends les employées commenter le coup des sièges offerts aux femmes, ce qui pour moi n'était qu'un détail, devient important, comme un rappel à l'ordre de savoir vivre élémentaire, le directeur vient de tomber de son piédestal patronal et soudain c'est moi l'ouvrier qui mérite le respect! Sans le savoir, je viens de fortifier notre action,et peut être créer des liens de luttes entre nous. Je suis redescendu me chauffer auprès d'un brasero, le responsable du syndicat s'approche de moi et affectueusement pose son bras sur mes épaules, je sens sa rude main de travailleur qui me serre le bras tout en murmurant « Bien petit »,c'est vrai je me sens petit alors que tout à l'heure, là haut rien n'aurait pu m'arriver. Le temps s'écoule et rien ne se passe, les gars des cubilots reviennent,ils sont allés voir et indiquent laconiques « dans moins d'une heure on ne pourra pas les relancer ».


Que se passe-t-il la haut? Veulent-ils risquer l'arrêt total? Et pour quelle issue? Je ne suis sans doute pas le seul à gamberger,les discussions et les rires ont fait place progressivement à des conversations presque chuchotées entrecoupées de silences qui montre combien les gars sont à cran, la direction semble vouloir jouer avec nos nerfs, l'attente se mêle à l'angoisse, les gars mais surtout les employées doivent se sentir seul. L'annonce à la famille en rentrant, la paie amputée, et la fin du mois qui sera encore plus difficile! Beaucoup n'ont jamais fait grève c'est la première fois,à l'excitation du début, succède maintenant les interrogations et bien sur quel comportement demain entre eux, mais aussi face à  l'encadrement. A la fonderie il n'y a pas de problème, on a pas le temps d'avoir des état d'âmes « il faut y aller », mais dans les bureaux ou le chef est omniprésent, surveillant du coin de l'œil chaque comportement, jouant des mesquineries, des jalouseries, ou il n'existe aucune intimité, ou le passage  aux toilettes peut faire l'objet d'un commentaire narquois ou ironique! Quant aux jeunes filles , en permanence déshabillées d'un regard, ou une main qui se veut familière posée sur l'épaule glisse sur la hanche, nécessitant en permanence une attitude défensive, qui les conduit à ne pouvoir, être tout simplement: elles mêmes.


Il fait maintenant grand jour,et chacun apparaît à la fois différent et tellement semblable, les ouvriers qui ne sont pas passés au vestiaire,sont facilement reconnaissables, avec souvent un pantalon de bleu ,un blouson ou une vieille canadienne,certains ont la musette sur l'épaule , avec au fond la gamelle  et la chopine de vin, ce sont souvent ceux qui ont des mômes, et la femme à la maison, ils n'ont pas les moyens de manger à la cantine tous les jours, les Marocains et Algériens eux n'ont pas de blouson, mais simplement une veste de bleu, avec quelques fois un chandail qui dépasse. Les employés eux se tiennent différemment, ils sont droit, une seule main dans la poche du pantalon de gabardine sombre, ils parlent sans élever la voix, sans rire de gorge, de temps à autre un sourire, en direction d'un ou une collègue. Les femmes, elles, toutes en robes ou jupes,le port du pantalon n'est pas autorisé,se recroquevillent dans leur manteau ou caban, les plus jeunes, avec la fraicheur du matin , ont les joues rougies, malgré le fond de teint. Elles se tiennent en petits groupes entre elles, n'osant se mêler,elles parlent peu restant sur la réserve.


   L'ambiance devient insoutenable : Il faut bouger!


Le camarade du syndicat a du avoir le même raisonnement car je le vois qui rassemble autour de lui les délégués et me fait un grand signe, il appelle aussi Malik, et aussi la petite du personnel et je découvre qu'elle s'appelle Viviane, Son visage est sérieux ,je remarque ses traits fins et son maquillage discret,et à chaque fois qu'elle s'exprime, c'est avec calme et ses mots vont droit au but, elle tutoie Jeannot le responsable du syndicat, j'ai l'impression de vivre quelques chose d'important.


Comment expliquer ce qui se passe en chacun de nous, lorsque l'injustice, l'arbitraire deviennent force et loi, ce moment particulier ou l'on a envie de s'insurger, de répondre à cette violence permanente qui est faite aux travailleurs, par une autre violence destructrice et sans limite. Ce calme apparent, cette maitrise, qui porte en elle toute la responsabilité de ces hommes, de ces femmes, tous travailleurs poussés à bout par ce patronat toujours plus vorace et avide de profits. Les morts, les blessés, ces ouvriers exploités, maltraités, appauvris, comment peuvent-ils résister? Cette lente prise de conscience qui en chacun de nous s'opère et nous discipline nous conduira-t-elle à changer ce monde? Les travailleurs sont des constructeurs et sur des ruines, ils sont capables de reconstruire! Que peuvent donc faire tous ces riches de leur argent si nous ne travaillons pas pour leur offrir ces richesses qu'ils affichent sans vergogne! Notre justice doit s'imposer car nous sommes les producteurs.


 L'important, maintenant  c'est avant tout que l'ensemble des gars, ouvriers et employés qui ensembles se découvrent, trouvent le chemin de la lutte en commun. Les ouvriers plus habitués à cette lutte au quotidien savent attendre le moment propice, les employés sont partagés entre impatience de l'action, nouvelle pour eux, et découragement et l'on voit bien que certains regardent les fenêtres éclairées de leur bureau, ou ils seront au chaud, avec ce sentiment contradictoire de tranquillité et de culpabilité. Pour eux la grève est réservée aux ouvriers, à ce monde découvert ce matin, mais combien inconnu, avec son langage,ses codes, sa fierté....  Jeannot le camarade du syndicat, de sa voix calme,mais forte réclame le silence et dit comme pour détendre l'atmosphère:

 « Il fait froid, nous allons nous mettre à l'abri à la cantine, et chacun dira ce qu'il pense, librement, parce qu'aujourd'hui ensemble nous sommes en lutte et c'est ensemble que nous devons gagner! ». Ces quelques mots déclenche comme une rumeur, mais personne ne bouge, il y a comme une approbation d'être ensemble et une appréhension à bouger, on entend une fenêtre au premier étage qui se ferme,la direction elle aussi est attentive. Je jette un coup d'œil en direction des grilles, les flics se sont repliés de l'autre coté de la place, mais ils me semblent plus nombreux, Jeannot a raison il faut se mettre à l'abri. Tout doucement je me dirige vers la  copine d'une autre époque et  je lui glisse mon bras sous le sien, tout en disant assez fort pour être entendu,  « Allez ,on va se mettre au chaud » un large sourire éclaire son visage et nous voilà parti vers la cantine, Jeannot,Viviane et tous les autres sont maintenant en marche...


Dans un brouhaha, chacun s'installe, et les copains rivalisent de gentillesse envers les employées, qui offrant une chaise ou s'effaçant avec des mots choisis. La chaleur  de la grande salle, mais aussi les odeurs de friture et autres cuisines, les tables mises pour le repas de huit-trente, n'ont pas été desservies ,c'est vrai que j'ai un creux! Les derniers ne peuvent pas rentrer, alors ou se pousse le long des murs en se serrant les uns contre les autres, le cuistot et les employées de la cantine se tiennent derrière le support qui sert à passer les plats, le service et le repas non servi les préoccupent, mais comme ils connaissent tout le monde ils ne sont pas inquiet. C'est Viviane qui a ouvert la discussion en expliquant comment cela se passe dans les bureaux, d'autres  ont suivi et un fondeur semble en difficulté pour expliquer son métier,les questions fusent dans un sens ou l'autre, et la découverte mutuelle s'opère doucement...Une bousculade à la porte et se retrouve propulsé vers le centre, un appariteur tout essoufflé, qui veut parler au responsable, il s'est fait un silence total dans la cantine surchauffée, et Jeannot « Et bien vas y! Parles » Et l'autre hésitant « Y a  Monsieur le Directeur Général qui voudrait vous voir »  « C'est bon, dis lui qu'on arrive » qui répond le Jeannot. L'appariteur ne sais pas trop quoi faire et puis comme si une mouche l'avait piqué, il démarre au quart de tour et fonce vers la sortie.


« Il faut prendre des dispositions,et s'adressant aux fondeurs, les cubilots cela  va tenir? » avec un sourire goguenard c'est Denis qui répond « T'inquiètes tout à l'heure on a rechargé en coke et cela tiendra bien encore une heure,mais si tu veux ,on y va à deux ou trois et l'on charge » Ils n'ont pas laissé tomber leur outil de travail, si cela c'est pas de la conscience professionnelle! La délégation de tout à l'heure est prête et les autres restent au chaud...Et de nouveau la cour, l'escalier et le premier étage. Dans la salle l'ambiance est différente, mielleux un des cadre de direction nous attend à la porte, des sièges ont été tirés et semble nous tendre les bras! La fatigue se fait sentir, sans doute aussi la faim d'habitude on casse la croute vers huit heure, s'asseoir, laisser courir! Le directeur général est debout, coincé entre son siège et la table, son costume croisé fermé sur le gilet boutonné et qui semble sortir de chez le marchand, tente de retenir son embonpoint. Le casque gris des cheveux bien disciplinés laisse apparaître çà et là les prémices  de la calvitie naissante, il veut paraître encore jeune et pourtant les années le marque, son visage se veut souriant et pourtant, je le sens tendu. Il invite les femmes à prendre place, ses mots sont choisis et son vocabulaire se veut courtois, mais l'on sent  qu'il se force ! L'invite nous concerne ,nous aussi... Comme si nous étions ses invités... Le Jeannot a blêmi, il se retient. Lorsque à mon tour je m'assois , c'est un peu en retrait, comme un observateur, et pourtant je me suis bien partie prenante, mais cette salle, ces personnages en face de nous me semble irréels, comme une composition théâtrale, ou les acteurs au bout de la table s'apprêtent à jouer leur rôle ! Et le spectacle commence:


La voix assurée, à la fois persuasive et aussi autoritaire, le directeur général, explique qu'il comprend « l'émotion suscitée par l'accident, mais l'entreprise ne peut être tenue pour responsable, la période est difficile, la concurrence sévère....

Le chef du personnel, se passe la main sur le front, il semble loin et pourtant son regard furtif fait un rapide tour de table, semble ne s'arrêter sur personne, et revient un instant sur ses papiers posés devant lui, bien rangés!

Le directeur financier ressemble à une gravure de mode, son costume sombre à fines rayures, semble sortir du tailleur, rasé de prêt, les cheveux ondulés il veut paraître jeune et dynamique, mais sur son visage, les traces de la vie facile et de la bonne chair, il écoute  et hoche la tête par instant en signe d'approbation, mais son regard est ailleurs, comme ennuyé d'être là..

Le directeur de la production semble impatient, pressé d'en finir, il sait que c'est à lui que l'on demandera de récupérer les « pertes ».


Par deux fois le regard du chef du personnel, s'est arrêté une fraction de seconde sur moi, une sorte d'examen rapide, à la dérobée, mais approfondi, nous ne nous connaissons pas et je sens que je l'intrigue!


....Mais malgré les difficultés que nous rencontrons, nous sommes décidés à faire un effort important » termine le  directeur général en se tournant vers la gravure de mode! ....



Lorsque nous redescendons, il semble qu'un siècle s'est écoulé, nous sommes silencieux conservant en nous nos impressions, la sortie enfin et une bouffée d'air frais nous fouette la figure. Les gars sont là eux non plus n'ont pu rester au chaud , ils forment de nouveau ce demi cercle compact, blottis les uns près des autres, hommes et femmes au coude à coude, les visages sont tendus attentifs, observant le moindre signe sur nos visages. « Ce n'est pas une grande victoire commence Jeannot, mais la journée sera payée pour tous et l'augmentation de vingt centimes de l'heure, compensera  l'augmentation des temps....Il parle doucement, la buée qui sort de sa bouche forme comme un halo au dessus de lui, à l'interrogation du début l'approbation se fait plus forte et le « restons mobilisés » qui clôture son intervention renforce encore davantage le sentiment d'avoir marqué des points face au patron. Je regarde autour de moi toujours incrédule de cette solidarité nouvelle entre les prolos et les bureaux. Qu'ensemble ils aient construit cette journée, se découvrant, et pour certains s'appréciant reste comme un moment important de ma vie.

Le vote à main levé pour la reprise du travail est acquis à la quasi unanimité et tandis que l'équipe d'après midi, se dirige vers les vestiaires, les employés et dactylos, après fortes poignées de mains ou embrassades, se dirigent comme à regret à travers ce hall ou les attendent bureaux et machines à écrire. L'équipe de nuit s'est décidée à rentrer quelques heures, il faut rassurer la famille et recharger la gamelle, pour que ce soir à 21 heures, tout redémarre!


Je me sens vidé, pire qu'après une journée de boulot, j'ai froid, j'ai faim, que s'est-il passé? J'ai découvert une nouvelle façon de voir la lutte, découvert les militants du Parti Communiste, Jeannot, bien sur, mais aussi Viviane et Denis et quelques autres, solidaires, fraternels, au dessus des préjugés, et surtout courageux dans l'action! Pour nous en fonderie il n'y aura sans doute pas de problème , mais dans les bureaux et si sanctions il y a , pourrons nous faire jouer cette solidarité qu'ils ont montré aujourd'hui ? Une main affectueuse se pose sur mon épaule et la voix de Jeannot «  Tu digères ? Allez on en reparlera demain ,il faut rentrer maintenant. »...Pensif je me dirige vers le parking ou les cars bondés vont repartir.


Ce soir là nous avons beaucoup parlé, il me fallait comme extérioriser cette expérience, raconter ,et peut être comprendre!Nous nous sommes aimés passionnément , et le lendemain matin comme d'habitude j'étais à la bourre ...heureusement le car m'attendait.


 

 C'est la fin de semaine....


A la pose de huit heures, à l'heure du casse croute, le chef d'atelier est venu me voir, à 11 heures j'étais convoqué au bureau de personnel, non il ne s'agissait pas de sanction, et j'étais même autorisé à prendre ma douche avant... J'en ai parlé au délégué « ne signe rien, et si y a un problème, viens me chercher! » A moins le quart j'étais au vestiaire et lavé et changé  je me suis pointé au perso! Un brin angoissé, c'est une grande fille brune qui m'a dit que le chef du personnel lui même allait me recevoir, je n'aime pas cela du tout...Maintenant cela fait bien un quart d'heure que j'attends, lorsque s'ouvre la porte et qu'en personne il s'avance vers moi , me tend la main et m'invite à entrer puis à m'asseoir. Debout dans un coin se tient le chef d'atelier, il observe...Le chef du personnel s'est assis derrière son bureau, sur le quel un dossier avec mon nom en majuscule, il ouvre le dossier et d'une voix calme et chaleureuse,il énumère : mon ancienneté, mes études et diplômes,  mon travail est sans reproche et  l'ambiance autour de moi est bonne, enfin bref « ils » ont penser que je ferais un bon contremaître! Le plafond vient de me tomber sur la tête, je ne m'attendais certainement pas à cela, trop rapide pour être digéré, « ils » semblent ravis, et comprennent que je veuilles réfléchir. La réponse pour lundi. Il est maintenant midi et dans le hall des employées joyeuses de me voir, me saluent en riant sans savoir ce que je ressens. Descendant du premier , Viviane, elle semble être au courant, nous sortons ,  « Tu sais ils m'ont nommée à la direction générale, c'est une promotion mais je ne vois plus personne en bas » me confie-t-elle, rapidement  j'explique ce qui m'arrive, et bien sur je n'ai pris aucune décision je me sens piégé...Les copains vont dire que je suis passé de l'autre côté si j'accepte et si je n'accepte pas c'est ma crédibilité vis à vis du tôlier qui est foutue... « Si tu veux passe demain au local du Parti , maintenant il faut que j'y aille » et un petit baiser sur la joue..elle est partie!





 Lundi 13 heures 30 , Je suis dans le hall, et j'attends d'être reçu par le chef du personnel , lorsqu'il apparait, et me fait entrer, ma décision est prise, et c'est  calmement que j'annonce ma démission. Il se lève me tend la main et dit  « je comprends votre décision et je la respecte, je vous dispense de faire vos huit jours, vous serez payez jusqu'à la fin du mois ».

 Et c'est ainsi que j'ai quitté la fonderie,adhéré au Parti Communiste, et épousé la femme d'une vie.




Roger  bretagne (Fin décembre 2007)


 


 

     





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Commentaires
M
Penser, c'est dire NON !<br /> (Alain dixit)<br /> Et rêver c'est s'abandonner...<br /> ( dixit Marsa !)<br /> <br /> Penser/ Rêver ... l'alchimie s'est opérée !!!<br /> [Bravo]
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